JEAN-GUY HENCKEL

Portrait d'un entrepreneur solidaire

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Ce petit texte - parmi de nombreux autres - est le fruit d'une intéressante collaboration avec le réseau Cocagne.

Jean-Guy Henkel est le créateur des jardins de Cocagne. Le premier jardin fut créé en 1991, à Chalezeule (25).

Le réseau compte aujourd'hui 110 jardins qui emploient 4 000 jardiniers en insertion. Le réseau compte 22 000 familles d'adhérents-consommateurs.

Plus d'info sur le site du réseau.

Jean-Guy Henckel, fondateur et dirigeant du réseau Cocagne

Il se défend d’être omniscient ou indispensable. Il apprécie la reconnaissance et  la notoriété que lui vaut le succès de Cocagne. Il les apprécie pour le collectif et peut-être pour lui, mais il s’en méfie. Il sait mieux qu’un autre qu’il n’y a pas de place pour le vedettariat dans l’univers de l’insertion. Parce qu’elles rament à contre-courant des forces dominantes, ces entreprises solidaires ne réussissent à percer et à durer que parce qu’elles reposent sur des équipes solides, soudées. Il le sait, mais il sait aussi que sa voix porte et que tout projet a besoin d’être incarné, d’être identifié à une personne à travers laquelle peut se construire un récit. Alors, quand Thomas Bout, fondateur des Éditions Rue de l’Échiquier lui propose d’inaugurer une collection de livres d’entretien consacrée aux entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire, il accepte. Le résultat est un portrait de Jean-Guy Henckel par lui-même : un adolescent marqué par le vent de liberté qui souffle sur la classe ouvrière en Mai 68, un professionnel du social prêt à tout pour remettre en selle les personnes dont il s’occupe, un communicant hors pair qui transforme une utopie en réalité. Mais aussi un fils, un père, un ami, un « chef », qui mène sa vie sur un fil tendu, celui de l’action, en recherche permanente d’équilibre. L’entretien conduit par Thomas Bout emmène le fondateur des Jardins de Cocagne sur des terres sensibles. Le résultat est captivant parce qu’on y retrouve la voix de Jean-Guy Henckel, ce langage direct, cette façon sans apprêt de dire les choses, d’appeler un chat un chat.

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 Je n’ai pas écrit ce qui suit. Ce sont des extraits d’un livre d’entretien publié par Jean-Guy Henckel. Mais j’ai envie de vous les faire lire, pour compléter le portrait de cet entrepreneur généreux et visionnaire.

Équilibre

« Notre projet, depuis le début, associe une démarche économique, une démarche environnementale et une démarche sociale. D’un jardin à l’autre, on recherche un équilibre. Si je pousse le curseur social à fond, je déglingue tout au niveau technique et économique. Pour être clair, si je prends 25 personnes extrêmement désocialisées, à la rue, je ne pourrai pas produire. À chaque fois qu’on envisage un investissement ou l’accueil d’une nouvelle personne, il faut faire rapidement cette gymnastique et se demander : qu’est-ce que ça va rapporter du point de vue économique, du point de vue environnemental et du point de vue social ? On est un peu comme un ingénieur du son avec ses boutons : quand on a bien placé les curseurs, la musique Cocagne qui sort des enceintes sonne juste ; quand on les a mal placés, il y a trop de basses ou trop d’aigus. Tout est une question d’équilibre. »

 

L’argent

Il y a 20 ans, le réflexe était d’aller négocier une dotation globale ou un prix de journée avec les directions des affaires sociales et sanitaires et le préfet… Nous devons aujourd’hui nous tourner vers d’autres sources. Certains, sur le terrain, me reprochent de vendre mon âme au diable parce que je tiens ce discours. Mais je ne vends pas mon âme au diable, je vais tout simplement chercher l’argent où il est ! Aujourd’hui, la moitié des dépenses d’investissement des Jardins - nous devons acheter des serres et des tracteurs, construire des bâtiments - est financée par des fondations privées. Tant que l’association reste maître de son projet et que les financeurs ne cherchent pas à l’orienter, je ne vois pas ce qu’il y a de critiquable dans cette démarche. On assiste ainsi à une sorte de redistribution des richesses qui me semble juste et inévitable. Les modes de financement du futur passeront par l’engagement du triptyque pouvoirs publics / entreprises / société civile ».

 

Construire

« En fait, si je fais ce travail, si je veux bien me lever à 5 h du matin pour aller visiter un Jardin dans le 42, c’est que j’aime me retrouver avec les gens, réfléchir avec eux, construire avec eux. Et ne pas les décevoir. C’est cela, l’idée force : construire quelque chose ensemble. Avant, j’adorais voyager, simplement pour bouffer du terrain. Aujourd’hui, je ne retournerai à Madagascar que si j’ai un projet à y monter, m’attabler avec des gens et construire quelque chose avec eux. Je dois tenir ça de mon père, qui a commencé comme maçon. Ma famille est d’origine italienne, mais aussi allemande : j’ai été élevé dans un petit village de l’est de la France, au milieu des usines Peugeot, là où se faire traiter de fainéant est la pire des insultes. J’ai grandi dans un univers majoritairement protestant et ouvrier, où rigueur et travail étaient les maîtres mots. Cela peut être très excessif. J’ai été content de m’en échapper. »

 

Nicole

« Je me souviens d’une femme, Nicole, qui a fait partie des toutes premières équipes à Besançon. Au démarrage, les Jardins de Cocagne recevaient souvent la visite des chaînes de télévision. Nicole venait d’arriver et, sur les images, on voit une femme ayant vécu de graves difficultés, qui était allée jusqu’à la rue, qui ne s’exprimait pas. Six mois plus tard, dans un autre reportage de France 2 pour une émission intitulée « Moi, je m’en sors », c’est elle qui fait visiter le Jardin et qui explique ce que l’on fait dans un Jardin de Cocagne ! »

 

La chute

« Des gens se retrouvent à la rue alors que les choses déconnent depuis à peine six mois dans leur vie : plus de boulot, plus de fric à la maison, je vais au bistrot, je picole, je suis viré de mon appartement, mon couple explose, etc. Il ne faut pas

croire que ces gens sont à la rue depuis vingt ans : il y a eu une première nuit, forcément. Même si la désescalade est très rapide, j’ai rarement vu une reconstruction qui le soit. Psychologiquement, physiquement, il faut se réapproprier énormément de choses. Souvent, c’est long et fastidieux. »

 

Autrement

« À l’inverse de mes copains, je ne rêvais pas de me fixer avec une petite amie, ni de faire construire une maison. L’idée que ma vie ne puisse être que cela me terrifiait, tout mon être refusait ça. Ce n’est pas que ma vie soit mieux ou moins bien que la leur, c’est juste que je ne voulais pas de cette vie-là. Et j’ai d’ailleurs rapidement pris des chemins de traverse. »

 

Décloisonner

« Il y a un vrai problème de cloisonnement dans notre société. Ceux qui prennent le temps de passer une journée sur un Jardin voient les choses différemment ensuite. Mais aujourd’hui il n’y a pas de point de rencontre entre les gens pour qui ça va bien et les gens pour qui ça va mal. Le seul rapport qui existe, c’est de se faire taper d’un euro. Soit on le donne en sachant que ce n’est pas ça qui réglera le problème, soit on ne donne pas et on culpabilise. Ce qui nous met mal à l’aise, c’est l’absence de relation…

Mais mettez les deux mêmes interlocuteurs dans un Jardin : l’un donne un panier de légumes à l’autre. Ils vont trouver des choses à se dire, parler de la qualité des radis, du contenu du panier, de la période des fraises… Ça paraît stupide, mais les jardiniers nous disent : « vous ne pouvez pas savoir le bien que cela fait d’avoir ce mode de relation. » Les paniers de légumes sont de magni­fiques alibis : il y a en réalité beaucoup plus que des légumes qui s’échangent. »

 

Fierté

« Mes parents se moquent que je sois maçon ou le direc­teur du Réseau Cocagne. En tout cas, c’est ainsi qu’ils sont avec moi et cela me convient parfaitement. Je sais en revanche que ma mère collectionne les articles sur le Réseau, qu’elle montre fièrement des photos de moi dans le journal à ses amis. Je sais aussi qu’elle s’est fait un malin plaisir de raconter ce que j’étais devenu à l’ancien censeur de lycée qui l’avait convoquée pour lui dire que j’étais de la graine de délinquant et que l’on ne pourrait rien faire de moi. »

 

Travail de merde (ou Respect)

« L’agriculture biologique, comme l’insertion, est extrêmement pointue et technique. La non utilisation des herbicides et insecticides constitue une contrainte de travail assez pénible : arracher les mauvaises herbes à la binette sur plusieurs hectares, ou aller chercher des carottes dans vingt mètres d’orties, est un travail désespérant. Il faut trouver le juste milieu, c’est-à-dire rester une entreprise de main-d’oeuvre tout en mécanisant le plus possible la structure sur ce type de travaux (…) Je refuse de donner un travail de merde à des gens qui sont dans la merde. Ils ont suffisamment de soucis dans la vie, il faut donc leur faciliter un peu les choses. Qu’est-ce qui est important au final ? Que le travail soit fait et bien fait, alors autant le faire dans les

meilleures conditions. Je connais les abus du monde associatif par coeur. Les grandes leçons sociales, quand il n’y a pas de toilettes au milieu des champs ou de vestiaires, n’ont guère de valeur. »

 

Famille

« L’éclatement familial a des répercussions beaucoup plus lourdes sur les populations pauvres que sur les autres. Il est vécu comme un traumatisme et l’on entend beaucoup de propos sexistes. « Toutes des salopes ! » répond au « les hommes, on en a soupé ». Hommes et femmes réagissent de manière différente à la séparation : les femmes, même quand ça va très mal, conservent pour la plupart un instinct de survie pour leurs enfants quand beaucoup d’hommes se laissent aller. Dans les Jardins, je me suis souvent battu pour que les hommes envoient au moins un peu d’argent pour Noël et l’anniversaire de leurs enfants. »

 

Subventions

« La dernière fois qu’un agriculteur m’a reproché d’être subventionné, je lui ai proposé de lister au tableau les subventions dont nous bénéficions l’un et l’autre. Il n’a jamais accepté ! Je ne supporte plus d’entendre le discours qui tend à dire : « Oui, mais vous, vous avez des subventions… » Pouvez-vous me donner un secteur en France qui ne reçoit pas de subventions ? Il est donc temps de remettre les pendules à l’heure. Cette accusation de concurrence déloyale est juste un fantasme ! À ma connaissance, elle n’a dépassé le stade de fantasme qu’une seule fois en 30 ans, en Rhône-Alpes, où une structure d’insertion a mis une entreprise de deux personnes en difficulté. Mais le plus étrange, c’est que si je crée une entreprise d’espace vert en SA ou SARL demain et que je suis meilleur que mes concurrents, ce n’est un problème pour personne si les autres disparaissent. En revanche, si ce sont des pauvres qui le font, on leur tire dessus à boulets rouges. C’est une drôle de philosophie ! »

 

Un jour, près de Limoges…

« À côté de Limoges, il y a un magnifique Jardin, une ferme avec des animaux, où on organise chaque été une belle manifestation locale, la fête de la batteuse, qui attire des milliers de personnes. On me demande d’y animer une conférence sur l’exclusion. Je me retrouve donc dans la grande grange avec la députée, le président du conseil régional, le président du conseil général, le directeur de l’ANPE, etc. — c’est un jardin très bien vu, très impliqué localement. Tout se passe bien, de manière assez convenue. Au moment des questions, un monsieur d’environ 55 ans, qui bosse dans le jardin, très costaud, dont j’avais repéré l’extrême discrétion, demande la parole. Les gens du Jardin sont mal à l’aise : il ne s’exprime jamais, pourquoi veut-il parler devant tout le monde ? À peine a-t-il ouvert la bouche qu’il éclate en sanglots : il avait manifestement des choses importantes à dire mais n’y arrivait pas. Je lui dis de s’asseoir, de prendre son temps. Après une pause, il se lance, raconte sa vie : issu d’une famille modeste, il avait quitté l’école à 14 ans, fait un apprentissage de

maçon et bossé dans le bâtiment toute sa vie. À 50 ans passés, la médecine du travail l’oblige à quitter cette profession. Il ne sait rien faire d’autre. Il se retrouve chez lui, après s’être levé toute sa vie à 5 h du matin pour travailler. Il cherche du boulot mais n’en trouve pas, vu son âge. Il n’a plus d’Assedic, plus de sous, devient de plus en plus nerveux, commence à boire. Sa femme le quitte, ses enfants ne veulent plus le voir. Il se retrouve au Jardin. Là, il reprend vie, il fait tout ce qu’on lui demande, bosse, s’intègre – les autres membres du Jardin le confirmaient. Il fond en larmes à nouveau : on venait de lui apprendre qu’il devait partir trois semaines plus tard car son contrat ne pouvait pas être renouvelé…

Ce fut la conférence la plus efficace qui soit ! J’aurais pu bosser des heures entières pour essayer de trouver les mots pour convaincre. Là, immédiatement, réunion de crise dans la grange : tout le monde trouve cette histoire intolérable, veut absolument trouver une solution, de la députée au président du conseil régional. Et dire que nous vivons ces situations à longueur de journée ! Derrière tous ces dossiers, il y a des hommes de chair, de sang, de larmes, blessés, avec une souffrance terrible. En France, on a l’idée lancinante que « tout ça, c’est un ramassis de fainéants qui veulent glander avec des minima sociaux ». Mais ce monsieur a été sur les chantiers de 14 à 53 ans ! Il est épuisé par tout ce qu’on lui a fait marner. Aujourd’hui il ne demande qu’une chose : bosser honnêtement. C’est le cas de 90 % des gens que je rencontre. »

 

 

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